Dictionnaire universel françois et latin,

vulgairement appellé

Dictionnaire de Trévoux

Auteure scientifique : Isabelle Turcan : Professeur des Universités à la Faculté des Lettres de l'université de Nancy2 (UMR ATILF)
Ingénierie d'étude : Viviane Berthelier (UMR ATILF)
Développement informatique : Jean-Yves Kerveillant (UMR ATILF)

LES PARTICULARITÉS DE LA PREMIÈRE ÉDITION DU DICTIONNAIRE DE TRÉVOUX EN 1704

Texte résumé d’une conférence donnée le 27 novembre 2004 par Isabelle TURCAN dans le cadre de la table ronde organisée à Trévoux pour la célébration du tricentenaire de la naissance du Dictionnaire de Trévoux

(texte remanié sous l'intitulé « La spécificité du Dictionnaire [...] de Trévoux en 1704 » in Quand le Dictionnaire de Trévoux rayonne sur l'Europe des Lumières, coordination scientifique I. Turcan, coordination technique C. Fayaud de l'association ASTRID, L'Harmattan, Paris, collection "Patrimoine écrit en Europe", 2009, pp. 101-108).

Résumé :
L’histoire du Dictionnaire de Trévoux n’a pas commencé avec la parution de sa première édition en 1704, même si la tradition littéraire retient cette date pour marquer le début de la série lexicographique que constitue l’ensemble des éditions de ce dictionnaire produites tout au long du XVIIIe siècle jusqu’en 1771.



Par facilité de langage, plutôt que de présenter le Dictionnaire Universel françois et latin contenant [etc…] vulgairement appellé Dictionnaire de Trévoux sous son intitulé complet, on utilise généralement la désignation abrégée, Dictionnaire de Trévoux, comme si elle ne correspondait qu’à un seul ouvrage, à un seul dictionnaire : mais il ne faudrait pas oublier que cette désignation n’a pas eu la même fonction ni la même signification non seulement au cours du XVIIIe siècle qui a connu plusieurs éditions différentes, mais ensuite au cours des siècles ultérieurs, faute de prendre en compte la réalité de la série lexicographique.

Notre objectif consistera donc à présenter ici les débuts de l’histoire de cet ensemble de dictionnaires connus comme appartenant à la série du Dictionnaire de Trévoux depuis le début du XVIIIe siècle.

1. De la préhistoire à l’acte de naissance

L’histoire du Dictionnaire de Trévoux commence avec ce que l’on peut considérer comme sa préhistoire, au début du siècle, et même sa proto-histoire si l’on remonte au XVIIe siècle : en effet, aurait-on connu à Trévoux quelque histoire de dictionnaire de langue française si Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, ancien académicien de l’Académie française dont il fut exclu en 1685, n’avait pas élaboré son Dictionnaire universel, édité après sa mort en Hollande par les soins de Pierre Bayle en 1690 ? D’ailleurs, les jésuites français se seraient-ils autant intéressés à cet ouvrage de Furetière s’il n’avait pas été remanié par des protestants et réédité en Hollande en 1701 sous la responsabilité de Basnage de Bauval ?

C’est bien ici, dès l’année 1701, que commence l’histoire de ce dictionnaire dit de Trévoux, dont l’intitulé original a été maquillé, sous couvert de désignation abrégée, par un rattachement — ô combien rare dans l’histoire de la lexicographie française et européenne ! — à la ville dans laquelle il a été imprimé pour la première fois.

Le texte qui constitue à nos yeux le premier acte de naissance de l’ouvrage destiné à devenir le Dictionnaire de Trévoux figure dans la première livraison des Mémoires de Trévoux de janvier-février 1701 publiée en mars 1701 :

On imprime ici le Dictionnaire Universel, non pas tel qu’on le vient d’imprimer en Hollande, où l’on fait parler Mr l’Abbé Furetière en Ministre Protestant, mais entièrement purgé de tout ce qu’on y a introduit de contraire à la Religion catholique1.

Quelques précisions s’imposent ici : pourquoi 1701 ? Pourquoi ces références religieuses ? Pourquoi cet usage du présent on imprime renforcé par l’adverbe de lieu ici, à Trévoux, par opposition à l’annonce d’un ouvrage qui vient de paraître en Hollande ?

Rappelons d’abord la passion du public lettré pour les dictionnaires dont Pierre Bayle, dans sa Préface au Dictionnaire Universel de Furetière, s’est fait le témoin, remarquant à propos des dictionnaires :

Le monde est dans le fort de sa passion pour cette espéce de Livres.

D’autre part, on ne saurait négliger combien les dictionnaires ont été de véritables succès de librairie depuis la fin du XVIIe siècle, dans l’attente de la parution du Dictionnaire de l’Académie française qui a mis près de soixante ans à être composé et publié, ce qui a suscité des vocations lexicographiques parallèles et presque concurrentes, notamment au cours du dernier quart du siècle, avec des auteurs comme Pierre Richelet (1680), Antoine Furetière (1690) et Gilles Ménage (1650 et 1694). Du point de vue historique, la période est marquée à la fois par une langue française en quête de règles grammaticales et de normes graphiques fixant un usage de référence, et par des polémiques littéraires, religieuses et politiques. Dès lors, le dictionnaire en tant qu’ouvrage susceptible d’être régulièrement revu, réédité, corrigé, enrichi devient un véritable outil de communication, un ouvrage placé au cœur des polémiques linguistiques, littéraires, idéologiques et religieuses, un texte.

La place qui nous est ici impartie ne nous permet pas de développer le contexte de la « guerre des dictionnaires universels » ; mais il importe de souligner ces enjeux dépassant le domaine socioculturel du fait d’objectifs d’endoctrinement nettement affirmés, le tout fondu dans le principe de production de dictionnaires ouverts aux connaissances les plus diversifiées et les plus larges possibles de l’univers ; cette surenchère lexicographique se perpétuera avec le développement des dictionnaires encyclopédiques.

On mesurera à quel point la préhistoire du Dictionnaire de Trévoux a été négligée par le seul fait que jusqu’aux premières études que nous avons proposées, personne, à notre connaissance, ne s’était particulièrement interrogé sur l’intérêt polémique de cet intitulé abrégé Dictionnaire de Trévoux, ni sur la fonction réelle des enrichissements de l’intitulé complet.

2. La désignation abrégée Dictionnaire de Trévoux

Nous apprécierons l’usage de cette désignation abrégée selon deux perspectives : l’acte de naissance du syntagme Dictionnaire de Trévoux, puis son officialisation progressive.

La première occurrence de formulation abrégée que nous ayons trouvée figure dans l’Avis placé dans les Mémoires de Trévoux, à la fin de la Table des volumes des mois de novembre et décembre 17012 , soit juste avant le catalogue général de l’année 1701 où l’on peut lire (nous soulignons en gras) :

On dit à Lyon que le Furetiere qu’on y acheve d’imprimer paroîtra dans deux ou trois mois au plûtard sous le nom de Trevoux, mais il sera bien facile de le distinguer du Dictionnaire qui se fait icy, qui sera François & Latin, à trois colonnes, sur du papier fin & avec le Portrait de S. A. S. Monseigneur Prince Souverain de Dombes, à qui il sera dédié.

C’est à partir de la Préface de la deuxième édition de 1721 qu’apparaît explicitement le syntagme, dans la séquence consacrée aux textes imprimés de dictionnaires et de critique sur les dictionnaires, cette formulation abrégée désignant le Dictionnaire universel françois et latin par le nom de sa ville d’origine Trévoux, du moins sur le plan matériel de l’impression :

On dira peut-être au regard des noms de lieu, que nous avons des Dictionnaires de Géographie où ils se trouvent. Mais outre que ces Livres n’entrent point ou presque point dans ce qui concerne la Grammaire, nous avons aussi des Dictionnaires des Arts en général, & en particulier des Dictionnaires d’Antiquités, de Marine, de Droit, de Musique, de Philosophie hermétique, de Manege, de Mathématiques, d’Agriculture, &c. Exige-t-on moins pour cela que tous les termes de ces Arts se trouvent rassemblés dans un Dictionnaire Universel ? Et n’est-ce pas parce que le Dictionnaire de Trevoux les comprend & les explique exactement tous, qu’il a été si recherché, quoiqu’on eût déja tous ces autres Dictionnaires particuliers ?

Cet intitulé abrégé figurera ensuite en page de faux-titre, dans la troisième édition officielle, celle de 1732, édition qui, tout en portant l’indication de Trévoux sur sa page de titre, a été imprimée à Paris, pour la première fois, semble-t-il. On trouvera enfin la confirmation de l’usage du syntagme Dictionnaire de Trévoux dans l’article consacré à la ville de Trévoux dans les éditions de la série, à partir de la deuxième édition donnée en 1721, jusqu’à l’avant-dernière. D’ailleurs cet usage du syntagme Dictionnaire de Trévoux, commenté à la fin du même article consacré à Trévoux, ne fut-il pas une façon complémentaire d’imposer au public l’idée que ce dictionnaire, loin d’être l’ouvrage d’un auteur unique, Furetière, a bien été celui de rédacteurs anonymes protégés par le Prince, réunis en un lieu unique, Trévoux, en dépit de l’histoire complexe des contributions venues de Lyon et de Paris. Ainsi lit-on en 1732 :

Les Journalistes de Trévoux sont les Auteurs, qui travaillent aux Mémoires des Sciences et des Beaux Arts, imprimez tous les mois à Trévoux. Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-ci dont voici la troisiême Edition en cinq volumes. La première en trois volumes parut en 1703 & la seconde en cinq volumes en 1721. Ces Mémoires & ce Dictionnaire s’indiquent souvent par le mot seul de Trévoux. L’extrait de ce Livre est fort bien fait dans Trévoux. Il y a une Dissèrtation sur cela dans Trévoux; c’est-à-dire, dans les Mémoires de Trévoux. Il y a des remarques sur l’usage de ce mot dans le Trévoux, c’est-à-dire dans le Dictionnaire de Trévoux ; mais il se dit plus ordinairement des Mémoires.

3. De Furetière au Prince de Dombes : 1703 ou 1704 ?

Est-ce encore pour tenter de masquer l’origine trouble de ce dictionnaire, pourtant encore désigné parfois sous le nom de « Furetière » au cours du XVIIIe siècle, que fut inséré, dans une partie des exemplaires de la première édition, le portrait du Prince de Dombes3?

On ne s’était guère intéressé non plus à la valeur de la présence des deux portraits de Furetière et du Prince de Dombes dans les deux tirages différents que l’on connaît de la première édition4 , ni à la raison, sans doute liée, de ces deux tirages reliés, l’un en deux, l’autre en trois volumes, sans compter le soin de mettre ces observations en relation avec les deux dates connues de la première édition, 1704 et 1703 : celle de 1703, moins connue, moins officielle sans doute, mais irréfutable si l’on tient compte des témoignages produits au sein même des différentes éditions du Dictionnaire de Trévoux à l’article consacré à la ville de TREVOUX, à partir de 1721, puisque dans l’édition de 1704 aucun article ne lui est consacré :

[…] Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-cy dont voici la séconde Edition en cinq volumes. La prémière en trois volumes parut en 17035 .[…] (1721) ;

[…] Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-ci dont voici la troisiême Edition en cinq volumes. La première en trois volumes parut en 1703 & la seconde en cinq volumes en 1721.[…] (1732) ;

[…] Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-ci dont voici la quatriéme Edition en cinq volumes. La première en trois volumes parut en 1703, la seconde en cinq volumes en 1721, la troisiéme en 1732, & la présente Edition en 1734, à Nancy, avec quantité d’augmentations.[…] (1734) ;

[…] Le Dictionnaire de Trévoux c’est ce Dictionnaire-ci dont voici la cinquiéme édition. La prémière en trois volumes parut en 1703; la seconde en cinq volumes en 1721; la 3e en 1732; la 4e en 17396 , & la présente édition en six volumes en 1742, à Nancy, avec quantité d’augmentations.[…] (1738-1742) ;

[…] Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-ci, dont voici la quatrième Edition en six volumes7 . La première en trois volumes parut en 1703, & la seconde en cinq volumes en 1721.[…] (1743) ;

[…] Le Dictionnaire de Trévoux, c’est ce Dictionnaire-ci, dont voici la cinquiéme Edition en 7. vol. La première en 3. vol. parut en 1703, & la seconde en 5. vol. en 1721.[…] (1752).

Dans la dernière édition de 1771, on ne trouve plus d’indication sur les débuts de l’histoire de la série du Dictionnaire, mais la simple reprise de ce qui figurait déjà auparavant pour les Mémoires ; le silence sur l’ensemble des précédentes éditions et donc, implicitement, sur le statut de l’édition concernée, 1771, semble être révélateur d’un volontaire rejet dans l’oubli de la série.

Les dates présentes sur les textes des approbations et privilèges réunis dans le tableau ci-dessous ne nous livrent guère d’indice : peut-on inférer des approbations de septembre et décembre 1702 que l’ouvrage était achevé ? Mais dans ce cas, pourquoi 1703 puis 1704 ?

INDICATIONS DE LA PAGE DE TITREINDICATIONS COMPLEMENTAIRES
A TREVOUX M. DCCIV

Avec Approbations, et Privilege du Prince
E. Ganeau, Libraire de Paris et Directeur de l’Imprimerie de S.A.S.Privilege de S. A. S, en forme de Lettres Patentes, d’imprimer des livres à Trévoux, sous réserve d’inscription des titres d’ouvrages sur les Registres accordé par S. A. S. en exclusivité au Sieur J.B. (signé : De Malezieu) Privilege 26/6/1699 Extrait des Registres du Parlement 1/9/1699 signé Galliard

Cédé par le Sieur J. B. à E. Ganeau le 11/8/1699 [sans aucune mention du dictionnaire]
Permission accordée à E. Ganeau, "d’imprimer le Dictionnaire universel François-Latin & Latin-François, avec toutes les augmentations" à Trévoux, le 22/7/1702 signée Cachet de Montezan.
Approbations [t. I, juste après la Préface] 25/9/1702 F.P.Gillet E. Pinson 1/12/1702 Blondeau

Si les raisons du maintien de la date de 1703 dans l’ensemble de la série ne sont pas complètement élucidées8 , 1704 est bien la date officielle qui figure sur les premières pages de titre et est retenue dans le compte rendu donné du Dictionnaire Universel François et Latin en trois volumes in folio dans la livraison de février 1704 des Mémoires de Trévoux9.

Enfin, comment ne pas mettre en relation ces éléments avec le souci d’anonymat concernant les auteurs du dictionnaire et, inversement, l’insistance avec laquelle l’imprimeur Etienne Ganeau flatte le Prince de Dombes, protecteur des Belles-Lettres et des Arts, comme étant le principal maître d’œuvre d’un tel ouvrage ? un ouvrage reposant sur la reprise du texte du Dictionnaire Universel de Furetière (1690), catholique romain, et sur le succès de la version « réformée » par le protestant Basnage (1701), qui fut un des acteurs de la fameuse guerre des dictionnaires universels, en dépit de l’affichage insistant d’une orientation bilingue français-latin destinée à l’enseignement mais surtout à masquer la piraterie lexicographique ?

Laissons le dernier mot à Etienne Ganeau (nous soulignons en italique gras) :

Le Livre que j’ay l’honneur de presenter à VOSTRE ALTESSE SERENISSIME, lui appartient par tant de titres, qu’elle peut, en quelque sorte le regarder comme son Ouvrage. C’est elle qui en a conçû le dessein, c’est par ses ordres qu’il a été entrepris, c’est sur le plan qu’elle a bien voulu en tracer elle-même, qu’on s’est reglé dans l’execution; & l’on s’est fait une loy d’autant plus inviolable de s’y assujettir & de le suivre, qu’on a crû que c’étoit le plus sûr moyen de conduire l’Ouvrage à sa perfection.

Ce seroit, MONSEIGNEUR, lui dérober une partie de son prix, que de laisser ignorer au Public la part que vous avez bien voulu y prendre. On ne pourra s’empêcher d’en concevoir une idée avantageuse, quand on sçaura qu’il a été fait, non seulement sous les auspices, mais même, si je l’ose dire, sous la direction d’un Prince si judicieux & si habile: & d’ailleurs il y va de la gloire des belles Lettres, que tout le monde sçache que vous ne vous contentez pas de vous intéresser à leur avancement, & à leur progrès par la protection & l’appuy que vous leur donnez, mais que vous daignez encore y contribuer de vos soins & de vos lumieres.




1Avis, p. 227.

2Au verso du feuillet comprenant l’errata intitulé « Fautes à corriger », dans l’exemplaire conservé à la mairie de Trévoux.

3Cf. dans le présent ouvrage, placée entre les deux parties, l’intermède consacré à l’exposition proposée pour le tricentenaire.

4Les exemplaires conservés à la mairie de Trévoux : l’exemplaire relié en deux volumes porte le portrait de Furetière face à la page de titre, le portrait du Duc du Maine face à l’Epistre dédicatoire ; celui relié en trois volumes ne porte que le portrait du Prince de Dombes face à la page de titre. La place choisie pour le portrait est aussi significative.

5Les exemplaires de l’édition de 1704 que nous connaissons reliés en deux volumes ne semblent donc pas être reconnus officiellement. On appréciera le maintien de l’information dans la série, à l’exception de la dernière édition.

6Faut-il considérer la date de 1739 comme une faute d’impression pour 1734 ou bien s’agit-il d’une variante cachant d’autres difficultés concernant les tirages réalisés à Nancy ?

7N’est pas mentionnée la troisième officielle de 1732, a fortiori, sont ignorées les éditions lorraines de 1734 et 1738-42.

8Aucun achevé d’imprimé ne vient confirmer cette date de 1703 sur les exemplaires de cette première édition que nous avons pu consulter. Reste l’espoir de trouver un indice dans les documents d’archives de l’imprimerie… Travail que nous n’avons pas encore pu mener.

9Addition placée après la Table, p. 1-23, dans l’exemplaire conservé à la mairie de Trévoux : la date donnée dans la référence bibliographique est bien 1704, avec la précision in folio en trois volumes.


© Isabelle Turcan (janvier 2012)


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